LE TRAIT- Episode 57-Laurence Benaïm, le goût des autres

Nous cherchions à interviewer Laurence Benaïm depuis près d’un an. Mais avec autant de casquettes : journaliste (elle a travaillé pour Le Monde, L’Express et fondé Stiletto), auteure, éditrice, biographe (Saint-Laurent, Marie-Laure de Noailles, Dior…) et une nouvelle biographie de la peintre italo-argentine Leonor Fini, à paraître, en septembre, chez Gallimard, l’entretien a finalement eu lieu au début de l’été, à l’hôtel Nolinski (Paris 1er), un lieu qu’elle connaît bien. Elle y organise régulièrement des rencontres avec des designers et des créateurs, portée par le désir de transmettre son goût des autres, et en particulier des créateurs, qu’elle soutient avec une passion indéfectible…
Dans son roman « La sidération », paru en 2021, Laurence Benaïm raconte son histoire familiale et évoque son grand père maternel polonais qui fabriquait des chapeaux et qui lui a, peut-être, transmis le goût de l’artisanat :« J’aime la vérité et le silence des ateliers, la vérité des gestes, les instruments, les mots de la technique qui sont les complices de la main». Elle retrace l’histoire de ses parents médecins, juifs séfarades du côté de son père (Algérie) et ashkénazes du côté maternel. Sa mère, installée à Paris durant la Seconde Guerre mondiale, doit se cacher à la campagne ; un épisode qu’elle ne racontera jamais vraiment. Sa mère ne se confiait d’ailleurs pas beaucoup et c’est son histoire, en particulier, que Laurence Benaïm s’attache à retracer dans ce roman alors qu’elle tombe gravement malade. « C’est un livre écrit sous forme d’une grande lettre : ce que je n’ai pas pu lui dire ».
Laurence Benaïm a, en effet, voulu « documenter », dit-elle, l’histoire de sa mère à la façon dont elle « documente » ses biographies : un travail d’enquête « Tout savoir, s’imprégner pour arriver à quelque chose de poétique ». La biographie de Saint-Laurent, qui est devenue un ouvrage de référence, lui a demandé sept ans de travail. Elle cite comme modèle Stefan Zweig et Pierro Citati.
Laurence Benaïm est aussi la biographe du décorateur d’intérieur Jean-Michel Frank (1895-1941). Elle le raconte joliment : « Le personnage s’est imposé car j’aime les grands silencieux : il était à la fois célèbre et inconnu. Il n’a pas vraiment donné d’interviews. Son travail a finalement été extrêmement copié et a, en même temps, quelque peu disparu. Il n’a fait partie d’aucun groupe, il était solitaire. J’ai été attiré par cette personnalité. Jean Cocteau disait qu’il donnait l’impression que ses intérieurs avaient été cambriolés. Il y a dans ses créations une forme d’opulence dans la retenue, une grande sensualité associée à une grande rigueur. Une épure qui est la grâce mais n’est pas de la raideur ou du minimalisme. Comme un tailleur de diamants, il enlève pour ajouter de la lumière. Même son dépouillement a quelque chose de solaire ».
Laurence Benaïm aime autant l’extravagance que la retenue quand ils sont, l’un ou l’autre « au service d’un propos ou d’une intention. Je n’aime pas les choses obligatoires ou imposées, sans regard ».
Elle a récemment apprécié le travail d’Edi Dubien au Musée de la Chasse. Elle aime aussi Claire Tabouret, « une artiste qui cultive le sens du trait et du regard », ainsi que Jean-Philippe Delhomme.
Dans cet épisode du Trait, Laurence Benaïm nous raconte son parcours et évoque son travail en prenant toujours soin de choisir ses mots, ce qui finalement l’importe plus que tout.
VERBATIM
« J’apprends avec le temps à essayer de me délester de mes notes de lecture, qui sont comme des épingles accrochées à des robes.
-Le créateur, c’est celui qui dessine, qui a des idées, les met en scène, raconte des histoires.
L’artisan, c’est le premier d’atelier qui peut tout changer à cause d’un entoilage.
-La virtuosité, j’essaie de la mettre dans les mots.
– « La sidération » ; c’est un livre écrit sous forme d’une grande lettre : ce que je n’ai pas pu dire à ma mère. On se parlait assez peu.
-J’ai découvert la haine que mes parents avaient pu subir. L’offense aussi que mon père avait endurée en tant que juif et interne des hôpitaux de Paris. Cela continuait bien après la fin de la guerre.
-J’ai besoin de documenter, d’accumuler des pièces à conviction, un travail presque de profilers, dont je me sens proche car ils ont des obsessions jamais satisfaites.
-Je suis pétrie, nourrie par les grands écrivains du XIXe siècle, l’esprit naturaliste, celui de Zola, Maupassant, qui consiste à tout savoir pour parvenir à quelque chose de poétique. S’imprégner. J’ai besoin de cela.
-Jean-Michel Frank : Il célèbre son époque, la lumière de cette époque, sans être dans la négation du passé. L’histoire, pour lui, est comme un continuum, là où d’autres cherchent à l’annuler. J’aime cela chez lui. Comme un tailleur de diamants, il enlève pour ajouter de la lumière. Même son dépouillement a quelque chose de solaire. Il crée des lieux pour y vivre ».
Questionnaire de Proust :
Le pays où j’aimerais vivre
Celui des trois r: rêves, rencontres, rires
Un /des Créateurs (au sens large)
Celui qui met au quotidien et dans chacune de ses œuvres, un trait d’esprit,de caractère et d’imagination
Une couleur
Le bleu changeant du ciel
Mes héros-héroïnes fiction/vie réelle
Des yeux pour voir
Ce que je déteste le plus
La mauvaise foi
Ce que j’apprécie le plus chez les autres
La capacité à survivre à ce qu’on ne peut ni pardonner ni oublier
L’état présent de mon esprit
La joie de retrouver ceux que j’aime
La faute qui m’inspire le plus d’indulgence
Je les évite et me rends compte combien je suis sans pitié
Ma devise
Celle d’Yves Saint Laurent : il n y a pas d’élégance sans élégance de cœur
Le monde de demain en quelques mots ?
Celui qui retrouverait le goût, l’ individualité des choix et le courage, plutôt que l’uniformisation par le renoncement et la soumission.
